Le 14 juin s’est tenue à l’ULB la Journée d’étude et de témoignages sur l’ABJD (1973-1993). En termes d’animation de la recherche, elle a entériné l’invention d’une formule plutôt concluante, entre témoignages directs, projection d’entretiens filmés et discussions à bâtons rompus. Pas seulement une réunion d’anciens : presque un focus group, la camaraderie en plus. Quant au fond, les participants ont tenté de reconstituer le fil des activités de l’organisation, à partir de la présidence de Jean Salmon, après le départ de Jules Chomé lors de l’affaire du docteur Peers. Sur le plan local, on s’est souvenu du pluralisme de l’organisation, bien illustré par la fameuse « table ouverte », hebdomadaire, des Juristes Démocrates à Liège. Pluralisme des tendances mais aussi des causes défendues, donc, sur tous les fronts où le droit trouvait à incarner le social et le politique. Sur le plan international, entre missions d’observation et participation aux congrès de l’Association Internationale des Juristes Démocrates (AIJD), les témoignages ont relaté cette propension toute belge à la négociation et à la rédaction scrupuleuse. L’ABJD sera ainsi parvenue à faire valoir son point de vue sur un terrain où, en filigrane, se décidait parfois ceci : des États nés de la décolonisation, des régimes libéraux ou socialistes, qui étaient les véritables démocrates ?
L’ABJD s’est professionnalisée, a maintenu la publication du Journal des Juristes Démocrates (JJD) – une information alternative aujourd’hui absente des milieux du droit – pour finir par s’essouffler. Les intervenants ont également fait part de leurs interprétations, lucides, quant à la disparition de l’ABJD en 1993 : celle-ci aura finalement reflété les liens organiques et idéologiques qui rattachaient l’association, malgré son autonomie critique, à l’Union soviétique et aux démocraties populaires évanouies. Mais le sort de l’ABJD raconte autre chose également : à la fin des années 1980, une militance pluraliste, multi-thèmes (mobilisée sur l’ensemble des causes jugées progressistes), n’était plus à l’ordre du jour ; face au déploiement des ONG et associations spécialisées, elle passait même pour redondante, d’où sa déliquescence.
Plus de vingt ans après, pour les anciens mousquetaires de l’ABJD, deux questions restent en suspens. Premièrement, qu’est devenu l’homme (le juriste ?) de gauche depuis les années 1990, hors les partis et syndicats ? Certains observent aujourd’hui la reprise de comités pour la défense des droits stricts de collectivités de circonstance – contre les nuisances sonores, pour la préservation des droits des consommateurs, etc. Toutefois, les mobilisations antimondialisation ou de type « Not In My Backyard ! » suffisent-elles, mises bout à bout, à refonder les valeurs démocratiques voire à définir une véritable « pensée de gauche » ? Et la capacité trop rare à relier ces initiatives ponctuelles à une pensée de fond n’explique-t-elle pas, dans une certaine mesure, les succès du PTB/PVDA présenté comme alternative unique ? Deuxièmement, n’assistons-nous pas aujourd’hui à l’essoufflement de cet humanitarisme, politiquement incolore, devenu prédominent après la Guerre froide ? Les coups de gueule citoyens et autres votes protestataires, parmi les plus récents, ne traduisent-ils pas une demande : celle de reconnecter l’agenda « universel » des droits de l’homme aux enjeux politiques, sociaux, économiques et juridiques liés à nos contextes locaux ? Si tel est bien le cas, suggérait Pieter Lagrou (ULB) en conclusion de la journée, « ce qu’on a étudié [au sujet de l’ABJD] est peut-être tout autant un scénario d’avenir qu’un récit nostalgique sur un passé révolu ».
John Nieuwenhuys
Les archives audio-visuelles de cette journée d’histoire orale seront déposées auprès du CArCoB avant 2018. À noter que le CArCoB dispose également d’archives concernant l’ABJD et l’AIJD en provenance de Léon Ingber, Jacques Bourgaux et Paulette Pierson-Mathy, et pour ce qui précéda, des archives de Charles Plisnier, Henry François, Edith Buch, Henri Buch, et Jean Fonteyne.